Lettre ouverte des travailleurs africains aux États membres de l’Union africaine et aux candidats potentiels au poste de président de la Commission de l’Union africaine (UA) : Accorder une priorité à la compétence, aux valeurs et à l’engagement en faveur de l’Agenda 2063 de l’UA.
Excellences, Mesdames et Messieurs,
Au nom de l’Organisation régionale africaine de la Confédération syndicale internationale, la CSI-Afrique (https://www.ituc-africa.org/), permettez-moi de présenter, en cette période préélectorale, mes compliments et mes meilleurs voeux à tous les États membres de l’Union africaine (UA) ainsi qu’à tous les candidats potentiels au poste de président de la Commission de l’UA, à pourvoir en février 2025. En effet, cette élection marquera un tournant pour le continent, dans la mesure où elle permettra d’élire un président, mais aussi d’autres dirigeants, chargés de mettre en oeuvre la vision de l’UA et les aspirations de l’Agenda 2063, ainsi que les objectifs plus vastes des Nations unies, notamment les Objectifs de développement durable (ODD).
Nous notons avec satisfaction des progrès réalisés en ce qui concerne : - la promotion du commerce comme outil au service de la croissance économique, avec l’entrée en vigueur de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf) ; - l’amélioration de la gestion des migrations de main-d’oeuvre, avec la signature du dialogue sur les migrations de main-d’oeuvre entre l’Afrique et les pays du Conseil de coopération du Golfe (CCG), la Jordanie et le Liban, désormais connu sous le nom de « Dialogue de Doha » ; - les efforts constants, quoique lents, déployés en vue de réformes fondamentales au sein de la Commission de l’Union africaine (CUA). Par ailleurs, nous reconnaissons les efforts déployés par la CUA pour lutter contre l’insécurité et la propagation des conflits violents et civils sur le continent. En tant que travailleurs africains, nous saluons la position de la CUA en faveur de la démocratie constitutionnelle et de la gouvernance civile. Nous tenons à souligner les efforts prometteurs de la CUA en faveur de l’autonomisation effective des femmes et de l’amélioration de leurs conditions socio-économiques, politiques et culturelles. Toutefois, de nombreuses lacunes subsistent dans les domaines évoqués ci-dessus et autres, et les dirigeants, le futur président, la CUA et les États membres doivent en faire leur priorité.
Les travailleurs africains réaffirment que le bureau du président de la Commission de l’UA a un rôle central à jouer dans l’orientation du continent vers un avenir de croissance inclusive, de justice sociale, de droits humains et syndicaux. En tant qu’organisation de représentation des travailleurs africains, la CSI-Afrique appelle à un processus de sélection des candidats au poste de président et aux postes de commissaires axé sur la compétence avérée, le respect des valeurs de justice sociale et un engagement ferme en faveur de la défense des droits et du bien-être des travailleurs africains.
Excellences, Mesdames et Messieurs, voici quelques-unes des questions clés qui touchent les travailleurs africains et sur lesquelles le président, les commissaires et les dirigeants nouvellement élus peuvent agir pour faire une grande différence dans la vie des travailleurs africains :
1. Démocratie et gouvernance
Malgré les progrès enregistrés sur le continent, le recul en matière de participation démocratique constitue une source de préoccupations croissante, en particulier après la pandémie de Corona. Plusieurs études récentes montrent que la participation électorale a diminué dans plusieurs pays africains, notamment en raison de l’absence de dividendes de la démocratie. Une tendance alarmante se dégage : les espaces dédiés à l’exercice des libertés civiles, en particulier la liberté d’association, d’expression et de réunion, se rétrécissent, avec la négation, la répression et la criminalisation de ces droits. Les défis de la gouvernance et de la prise en otage des institutions de l’État sont évidents : l’enrôlement des principales institutions démocratiques au service d’intérêts égoïstes est de plus en plus flagrant. L’Union africaine doit oeuvrer en faveur d’une démocratie réellement participative dans laquelle les citoyens jouent un rôle conséquent et efficace, en veillant au respect des obligations redditionnelles et en façonnant l’avenir de leurs pays. Le renforcement des capacités des défenseurs des droits de l’homme et du respect des libertés civiles est essentiel pour restaurer la confiance dans les systèmes démocratiques.
2. Difficultés économiques et suppression des salaires
L’environnement économique mondial a fragilisé de nombreux pays africains face aux pressions inflationnistes, et les réponses à ce défi sont restées peu enthousiastes. La crise du coût de la vie a fait basculer des millions d’Africains dans la précarité et la misère. De plus, les salaires, qui devraient être un outil pour améliorer le bien-être des travailleurs, sont au contraire utilisés comme un instrument d’oppression : les salaires sont maintenus à un niveau bas, gelés ou même déprimés dans de nombreux secteurs. Cette pratique exacerbe les inégalités et sape le tissu économique de nos pays. Un recentrage sur des salaires justes et vitaux est essentiel pour sortir des millions de personnes de la pauvreté et créer des sociétés équitables.
3. Commerce et investissement – le cas de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf) et des accords multilatéraux relatifs au commerce
Des échanges commerciaux et des investissements mieux gérés peuvent favoriser la croissance économique et créer des emplois. L’Initiative AGOA des États-Unis (Africa Growth and Opportunity Act) permet d’ouvrir certaines économies africaines à une production mieux orientée vers l’exportation et aux bénéfices qui en découlent. La ZLECAf est un outil puissant d’intégration économique qui pourrait stimuler de manière significative le commerce intra-africain, qui ne représente qu’environ 16 % du commerce global du continent, évalué à environ 70 à 100 milliards de dollars par an. Selon la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique (UNECA), la réduction des droits de douane et des obstacles au commerce pourrait accroître le commerce intra-africain de plus de 50 %, pour atteindre potentiellement un volume situé entre 150 et 250 milliards de dollars par an d’ici 2030. Cette croissance devrait profiter à des secteurs essentiels comme l’industrie manufacturière, l’agriculture et les services, favorisant ainsi la diversification économique et une intégration régionale plus poussée. Nous souhaitons que le nouveau président et la nouvelle équipe de dirigeants accordent la priorité à la ZLECAf et qu’ils incorporent dans les protocoles existants y afférents toutes les recommandations nécessaires concernant le droit du travail. De plus, nous estimons qu’il est essentiel de promouvoir des facteurs de facilitation du commerce, notamment des politiques commerciales cohérentes, des infrastructures habilitantes et durables, des systèmes de paiement fluides, des capacités et des compétences humaines. Nous, syndicats africains, sommes prêts, avec nos idées et notre énergie, à travailler avec la CUA pour faire avancer la ZLECAf de manière à contribuer efficacement à la prospérité partagée du continent.
4. Infrastructure et libre circulation
Les fossés en matière d’infrastructures se creusent de plus en plus en Afrique. Selon la Banque africaine de développement (BAD), l’Afrique doit dépenser entre 130 et 170 milliards de dollars par an en infrastructures pour combler ces fossés. Cependant, le continent se trouve confronté à un déficit de financement annuel compris entre 68 et 108 milliards de dollars. Ce déficit concerne les routes, les réseaux d’énergie et d’eau, ainsi que l’infrastructure numérique dont l’Afrique a besoin pour être compétitive dans un monde globalisé. Les prochains président et dirigeants de la CUA doivent donner la priorité au développement des infrastructures et veiller à ce que les projets soient conçus et mis en oeuvre au profit de tous les Africains, en particulier ceux qui vivent dans les zones rurales et mal desservies.
La libre circulation des personnes reste également une question cruciale. Malgré les progrès réalisés par l’Afrique en matière de politiques de visa à l’arrivée, de nombreux Africains sont encore soumis à des restrictions de visa, ce qui limite l’intégration et les possibilités d’emploi sur tout le continent. L’Union africaine doit continuer à promouvoir la mise en oeuvre du protocole sur la libre circulation des personnes, qui stimulera le commerce intra-africain et renforcera les avantages de la ZLECAf.
5. Dégradation de l’environnement et exploitation minière non réglementée
La dégradation environnementale est un autre sujet de préoccupation pressant, en particulier dans les régions riches en minerais essentiels. Les activités minières illégales telles que la galamsey au Ghana, l’exploitation minière dans le nord du Nigeria, l’extraction du cuivre en Zambie et l’extraction du cobalt en République démocratique du Congo continuent de causer d’importants ravages dans les collectivités et les écosystèmes locaux. Ces activités, souvent non réglementées, dégradent l’environnement et présentent de graves risques pour la santé de la population. Il est impératif que l’Union africaine exerce des pressions pour que les pratiques minières soient réglementées plus strictement et que l’extraction des ressources naturelles de l’Afrique soit à la fois durable et profitable aux collectivités qui regorgent de minerais.
6. Emploi des jeunes et industrialisation
L’Afrique abrite la plus jeune démographie de la planète, avec plus de 60 % de jeunes âgés de moins de 25 ans. Pourtant, le chômage et le sous-emploi des jeunes restent dangereusement élevés. Selon des statistiques récentes, un jeune Africain sur cinq est au chômage, et beaucoup de ceux qui ont un emploi occupent des postes informels et mal rémunérés. L’industrialisation et la fabrication sont essentielles pour créer des emplois durables pour les jeunes Africains. Cependant, la part de l’Afrique dans la production manufacturière mondiale reste inférieure à 2 %. Les prochains président et commissaires doivent s’efforcer de mettre en oeuvre les politiques qui renforceront la capacité manufacturière de l’Afrique, en favorisant la création de valeur ajoutée et en veillant à ce que les pays africains ne se contentent plus d’exporter des matières premières, mais créent des produits finis destinés aux marchés mondiaux.
7. Autonomisation des femmes et protection sociale
Les efforts déployés en faveur de l’autonomisation des femmes sont louables, mais il reste encore beaucoup à faire. Les femmes africaines continuent en effet d’être confrontées à de grands obstacles en matière de participation à la vie économique, et leurs systèmes de protection sociale sont souvent inadéquats. Nous appelons les prochains dirigeants de la CUA à donner la priorité à la ratification et à la mise en oeuvre de la Charte africaine de la protection sociale, qui garantira aux femmes, aux jeunes et aux autres groupes vulnérables l’accès aux filets de sécurité sociale dont ils ont besoin. Un engagement plus fort en faveur de l’égalité des sexes, accompagné de politiques de protection sociale plus larges, favorisera une croissance économique inclusive sur l’ensemble du continent.
8. Position syndicale et appel à l’action
En tant qu’organisation représentant les travailleurs africains, la CSI-Afrique appelle les dirigeants successifs de l’Union africaine à donner la priorité à ces questions, qui sont essentielles au bien-être et à la prospérité de notre continent. Notre position est claire : l’UA doit se concentrer sur la création d’emplois décents, de salaires équitables et de protection sociale pour tous les travailleurs africains. Au-delà de leur importance en matière de travail, ces questions sont essentielles à la réalisation d’une croissance économique inclusive, à la réduction des inégalités et à l’édification d’une Afrique plus résiliente.
• Le manque d’infrastructures en Afrique continue d’entraver la croissance économique et l’intégration. Nous appelons les futurs dirigeants de l’UA à donner la priorité aux projets d’infrastructure qui permettront de libérer tout le potentiel économique du continent et de faciliter le commerce, l’investissement et le développement au niveau régional.
• La mise en oeuvre intégrale de la ZLECAf et du protocole sur la libre circulation des personnes est cruciale. Ces initiatives permettront non seulement de renforcer les échanges commerciaux, mais aussi la libre circulation des personnes, ce qui est essentiel pour approfondir les liens économiques et favoriser l’unité à travers le continent. La prochaine évaluation des protocoles existants de la ZLECAf devrait également prendre en considération les dispositions adéquates en matière de droit du travail.
• L’Afrique doit sortir de sa dépendance à l’égard des exportations de matières premières. La mise en place de politiques progressistes au niveau continental visant à promouvoir l’industrie manufacturière et les industries à valeur ajoutée créera des emplois et encouragera la diversification économique, réduisant ainsi la fragilité du continent face aux fluctuations des prix des produits de base au niveau mondial.
• Face à la croissance démographique des jeunes Africains, il est essentiel de mettre en oeuvre des politiques permettant aux jeunes d’acquérir les compétences nécessaires pour trouver un emploi mieux rémunéré. Un recadrage sur l’éducation, le développement des compétences, l’innovation et l’esprit d’entreprise s’impose pour préparer la jeunesse africaine à une main-d’oeuvre moderne.
• Le renforcement de la démocratie en Afrique passe par l’autonomisation de la société civile et des défenseurs des droits humains. Leur rôle consiste à faire respecter les obligations redditionnelles des gouvernements, garantissant ainsi le caractère participatif, transparent et inclusif de la démocratie pour tous les Africains.
• La ratification et l’application de la Charte africaine de la protection sociale par tous les États membres devraient être une priorité absolue. Cela permettra aux groupes vulnérables, en particulier les femmes et les jeunes, d’avoir accès aux filets de sécurité dont ils ont besoin, ce qui contribuera à créer une société plus juste et plus équitable.
Nous exhortons tous les candidats aux postes de direction de la Commission de l’Union africaine, en particulier les candidats au poste de président et de commissaire, à prendre en considération ces positions syndicales africaines en tant qu’éléments essentiels de l’agenda de transformation économique de l’Afrique. Ces questions détermineront l’avenir de l’Afrique. Nous devons nous assurer que ceux qui nous dirigent s’engagent à les traiter avec l’urgence qu’elles méritent.
Je vous prie d’agréer, Excellences, Mesdames et Messieurs, l’expression de mes sentiments les plus distingués.
Pour les travailleurs africains et P. O.
Le Secrétaire Général
Akhator Joel Odigie
CC :
• Prof. Paul Ngarambe, Burundi, représentant de l’Afrique centrale
• S.E. M. l’Ambassadeur. Konjit SineGiorgis, Éthiopie, représentant l’Afrique de l’Est
• S.E. Mme l’Ambassadrice Nozipho Joyce Mxakato-Diseko, Afrique du Sud, représentant l’Afrique australe
• S.E. M. l’Ambassadeur Patrick Hayford, Ghana, représentant l’Afrique de l’Ouest