L’Organisation régionale africaine de la Confédération syndicale internationale, la CSI-Afrique (https://www.ituc-africa.org/), a poursuivi avec diligence sa mission tout au long de l’année 2024 pour promouvoir et défendre les droits des travailleurs africains. La CSI-Afrique se propose de mener une réflexion sur les expériences de l’année écoulée. Alors que nous refermons le chapitre de 2024, il est essentiel d’évaluer la situation des travailleurs africains ainsi que le paysage plus large du marché du travail sur le continent.
Le paysage socio-économique de l’Afrique en 2024 présente une matrice complexe de défis et d’opportunités, notamment en ce qui concerne les travailleurs et les syndicats. La dynamique du chômage persistant et croissant, alimenté par une croissance sans création d’emplois, la réduction des libertés civiles, des systèmes de protection sociale inadéquats, l’inflation galopante, des mesures d’austérité, des crises de la dette aggravées par des coûts élevés, a lourdement pesé sur les budgets des États. À cela s’ajoutent des flux financiers illicites orchestrés par les grandes entreprises et les élites fortunées, des inégalités de genre croissantes, des engagements superficiels face à la crise climatique, des tensions mondiales et des conflits violents évitables. Tous ces facteurs, combinés à la précarité de la santé et de la sécurité au travail, continuent d’affecter profondément les travailleurs, leurs familles et leurs communautés.
1. Chômage et sous-emploi
Le chômage et le sous-emploi restent des défis persistants et profondément enracinés en Afrique, alimentés par des problèmes économiques structurels et aggravés par des chocs externes. Les estimations de l’Organisation internationale du travail (OIT) pour 2024 indiquent que le taux de chômage moyen en Afrique est de 7,5 %. Cependant, cette statistique masque les réalités pernicieuses du sous-emploi et du travail informel, qui représentent près de 85 % de l’emploi sur le continent.
Le chômage des jeunes est particulièrement alarmant, plus de 60 % de la population au chômage en Afrique ayant moins de 25 ans. Dans des pays comme l’Afrique du Sud, le chômage des jeunes dépasse 55 %, mettant en lumière les défis systémiques liés à l’éducation, au développement des compétences et à la création d’emplois. La fermeture d’entreprises en raison de défis économiques tels que l’inflation et la hausse des coûts opérationnels a exacerbé le problème, les secteurs comme l’industrie manufacturière et le commerce de détail étant particulièrement affectés.
Le sous-emploi, un problème moins visible mais tout aussi préjudiciable, touche des millions de personnes travaillant dans des emplois mal rémunérés et précaires, sans avantages ni protections. Par exemple, l’économie informelle au Nigeria emploie plus de 60 % de la main-d’œuvre, mais la plupart des travailleurs de ce secteur n’ont pas accès à des pensions, une assurance santé ou une protection juridique. Cela entretient des cycles de pauvreté et de vulnérabilité économique. De plus, la croissance du travail sur les plateformes et de l’économie des petits boulots aggrave davantage la situation des travailleurs non protégés.
2. Protection sociale
Les systèmes de protection sociale en Afrique restent sous-développés et fragmentés, laissant des millions de travailleurs et leurs familles vulnérables aux chocs économiques. En 2024, seulement 17,8 % de la population africaine bénéficie d’au moins une forme de protection sociale. De nombreux pays offrent en effet un accès limité, voire inexistant, aux allocations chômage, aux pensions ou aux soins de santé. Cette situation est d’autant plus préoccupante que le contexte est marqué par l’inflation croissante, les conflits persistants et les impacts grandissants du changement climatique.
Par exemple, en Éthiopie, les sécheresses récurrentes ont déplacé des millions de personnes, tandis qu’au Soudan, les conflits persistants ont entraîné des millions de personnes déplacées internes (PDI) n’ayant pas accès aux services sociaux essentiels Les travailleurs du secteur informel, les femmes et les migrants sont impactés de manière disproportionnée, car ils sont souvent exclus des programmes de protection sociale existants.
Les syndicats et les organisations de travailleurs sont de fervents défenseurs de systèmes de protection sociale universels et inclusifs. La CSI-Afrique, par exemple, plaide régulièrement pour un investissement accru dans la protection sociale par le biais de mécanismes de financement innovants, tels que la taxation des biens de luxe, la lutte contre la corruption et la réduction des flux financiers illicites. Garantir l’accès à ces systèmes est à la fois une obligation morale et une nécessité pour bâtir des économies résilientes.
3. impact de l’inflation et des mesures d’austérité sur les travailleurs
En 2024, l’inflation s’est imposée comme une caractéristique déterminante du paysage économique africain, alimentée par les perturbations des chaînes d’approvisionnement mondiales, les dévaluations monétaires et une mauvaise gestion économique au niveau national. Les taux d’inflation moyens sur le continent avoisinent les 15 %, tandis que les prix des denrées alimentaires ont augmenté de 20 % dans certaines régions. Au Ghana, par exemple, le prix des denrées de base comme le maïs et le riz a doublé au cours de l’année écoulée, plongeant des millions de personnes dans la faim et la pauvreté.
Les femmes et les enfants sont impactés de manière disproportionnée, alors que la pauvreté féminine ne cesse de s’aggraver. Au Nigeria, le nombre d’enfants déscolarisés a atteint des niveaux alarmants, avec environ 10,5 millions d’enfants n’ayant pas accès à une éducation formelle, une tendance étroitement liée aux pressions économiques subies par les ménages.
Les mesures d’austérité imposées par les institutions financières internationales ont exacerbé ces défis. Les gouvernements ont réduit les budgets de la santé, de l’éducation et des infrastructures publiques, en donnant la priorité au remboursement de la dette plutôt qu’aux investissements sociaux, affectant de manière disproportionnée les populations pauvres et la classe ouvrière. Les syndicats s’opposent fermement à ces mesures, plaidant pour une fiscalité progressive, une augmentation des dépenses publiques et des investissements sociaux afin de stimuler la croissance économique et de réduire la pauvreté.
4. Démocratie, libertés civiles et multilatéralisme
Nous affirmons que la démocratie doit rester le principe directeur de la gouvernance. Cependant, nous rejetons l’imposition de la démocratie libérale comme le seul modèle acceptable. L’Afrique continue de faire face à des défis importants pour pratiquer et consolider une démocratie multipartite, participative et responsable. En Eswatini, une monarchie absolue continue de régner par la répression et l’oppression, réduisant au silence les critiques et résistant à la demande du peuple pour une démocratie représentative. Au Mozambique, le pays est confronté à une inquiétante descente vers l’anarchie en raison d’élections contestées. Au Nigeria, les citoyens subissent de graves difficultés socio-économiques causées par des politiques gouvernementales qui ne parviennent pas à offrir les bénéfices de la démocratie. Partout sur le continent, nous observons des détentions arbitraires, des disparitions de figures de l’opposition politique, une restriction croissante des libertés civiles et un affaiblissement des systèmes de reddition de comptes. L’État de droit perd rapidement de sa valeur, fragilisé par l’affaiblissement et la mise en cause délibérés d’agences et d’institutions fondamentales à sa sauvegarde. En outre, le multilatéralisme, bien qu’il demeure un outil indispensable pour réguler la mondialisation, voit son efficacité et son influence diminuer.
5. Dette
En 2024, la crise de la dette en Afrique a atteint un tournant critique, avec une dette publique totale dépassant les 1 500 milliards de dollars. Dans de nombreux pays, le service de la dette absorbe plus de 50 % des revenus publics, limitant fortement les investissements dans les services publics essentiels. Des nations comme le Ghana, la Zambie et le Kenya sont engagées dans des négociations de restructuration de la dette, tandis que d’autres, notamment l’Angola et le Mozambique, font face au risque imminent d’un défaut de paiement.
Le mouvement syndical continue de plaider en faveur d’une révision de l’architecture financière mondiale qui perpétue cette crise. La CSI-Afrique continue de défendre l’annulation de la dette, des pratiques de prêt responsables et des processus inclusifs de gestion de la dette nationale. Ces efforts visent à réorienter les ressources du service de la dette vers des secteurs essentiels, notamment l’éducation, la santé, la création d’emplois et le développement des infrastructures.
Par ailleurs, l’importance de la transparence et de la responsabilité dans la gestion de la dette est de plus en plus reconnue. Les organisations de la société civile et les syndicats plaident pour une participation inclusive des parties prenantes aux processus de planification et de restructuration de la dette nationale.
6. Flux financiers illicites (FFI)
Le continent africain perd environ 88,6 milliards de dollars par an en flux financiers illicites, ce qui représente 3,7 % de son PIB. Alimentées par l’évasion fiscale, la corruption et la manipulation des prix commerciaux, ces sorties privent les gouvernements africains de ressources essentielles au développement. Les multinationales sont les principales instigatrices de ce phénomène à travers leurs stratégies agressives d’évasion fiscale.
Les syndicats intensifient leurs campagnes pour mettre fin aux flux financiers illicites (FFI), reconnaissant que ces pertes sapent gravement les droits des travailleurs et les investissements sociaux. Une collaboration entre les gouvernements, la société civile et les organisations internationales est indispensable pour combler les failles juridiques, appliquer des réglementations plus strictes et garantir que les richesses générées en Afrique restent sur le continent.
7. Paix et sécurité
L’absence de paix et de sécurité continue de compromettre le progrès socio-économique de l’Afrique. Dans la région du Sahel, les insurrections armées ont déplacé des millions de personnes, causé la mort de milliers, détruit des moyens de subsistance et anéanti des infrastructures essentielles. Les guerres civiles au Soudan et en Éthiopie ont causé des ravages similaires. Pendant ce temps, en République démocratique du Congo, il semble y avoir peu d’efforts ou d’engagements sincères pour résoudre le conflit, car l’insécurité sert de couverture à l’extraction de minerais stratégiques vendus à des acheteurs étrangers consentants Les activités des groupes extrémistes et terroristes, ainsi que les spéculations sur leurs liens avec des intérêts extérieurs, demeurent profondément préoccupantes pour les travailleurs africains et leurs organisations syndicales. L’insécurité compromet directement la paix, la stabilité et l’harmonie, indispensables à la construction nationale et au progrès.
Relever ces défis exige des efforts inclusifs de consolidation de la paix, qui donnent la priorité à des opportunités de travail décent et à la protection sociale pour les populations vulnérables. Les syndicats jouent un rôle crucial dans la promotion du dialogue, la défense des droits des travailleurs et la restauration de la confiance dans les zones touchées par les conflits.
8. Egalité des genres
L’inégalité des genres reste largement répandue en Afrique, impactant tous les aspects de la vie des femmes, notamment l’éducation, l’emploi, le leadership et la participation politique. La participation des femmes au marché du travail est nettement inférieure à celle des hommes, et elles sont concentrées de manière disproportionnée dans des emplois précaires et faiblement rémunérés.
Les syndicats plaident en faveur de politiques du travail sensibles au genre, telles que l’égalité salariale, la protection sociale liée à la maternité et des programmes d’action positive. Une priorité essentielle est de ratifier et de mettre en œuvre la Convention 190 de l’OIT afin de lutter contre et d’éliminer la violence et le harcèlement sur le lieu de travail. De plus, les syndicats plaident en faveur de politiques visant à lutter contre la pauvreté féminine et à autonomiser les femmes grâce au développement des compétences, à l’accès au financement et à l’élargissement des opportunités de leadership.
9. Changement climatique et transition juste
L’Afrique est en première ligne de la crise climatique, bien qu’elle ne contribue qu’à moins de 4 % aux émissions mondiales de gaz à effet de serre. La hausse des températures, les sécheresses prolongées et les événements météorologiques extrêmes ont gravement affecté les moyens de subsistance, en particulier dans les économies dépendantes de l’agriculture. Par exemple, la Corne de l’Afrique connaît sa pire sécheresse depuis des décennies, qui met des millions de personnes en danger de famine. Le Kenya peine encore à se remettre des inondations dévastatrices qui ont fait plus de 300 morts, 188 blessés, 400 000 déplacés et 75 disparus. Selon le Bureau des Nations Unies pour la coordination des affaires humanitaires, ces inondations ont également entraîné la perte d’au moins 960 têtes de bétail et 24 000 acres de terres arables. Les aspirations de l’Afrique à l’industrialisation sont entravées par sa crise énergétique actuelle : plus de 600 millions d’Africains n’ont pas accès à l’électricité. À cela s’ajoute le fait que les discussions lors des Conférences des Parties (COP), y compris le récent sommet à Bakou, en Azerbaïdjan, n’ont pas permis de mettre en place les mécanismes de financement critiques nécessaires pour soutenir l’adaptation, l’atténuation et les capacités de transition juste.
Les syndicats plaident en faveur de la justice climatique et exhortent les nations industrialisées, principales pollueuses, à prendre des engagements financiers substantiels pour financer les efforts d’adaptation et d’atténuation des pays pauvres et en développement. Le concept de transition juste dans la lutte contre le changement climatique est essentiel pour garantir que la transition vers des économies vertes crée des emplois décents, permet la requalification professionnelle des salariés et ne laisse personne de côté. Cependant, cela exige un engagement total et sincère envers le processus.
10. Santé et sécurité au Travail (SST)
La crise de santé mentale chez les travailleurs africains est une préoccupation croissante, alimentée par le chômage, l’inflation, les conflits et le changement climatique. Le stress, l’anxiété et la dépression sont répandus, mais l’accès aux services de santé mentale reste hors de portée pour la majorité. Les gouvernements doivent accorder la priorité aux politiques de santé et de sécurité au travail (SST) qui traitent à la fois des problèmes de santé physique et mentale sur le lieu de travail. Les syndicats plaident en faveur de mesures globales, notamment le conseil en milieu de travail, les programmes de gestion du stress et une application plus stricte des normes de SST.
11. Racisme
Les relations raciales mondiales continuent de maintenir la race noire dans une situation d’assujettissement imposée par la force. Les relations avec l’Afrique restent le reflet et la manifestation des vestiges coloniaux et des privilèges blancs. La diaspora africaine et les personnes d’origine africaine continuent d’être traitées comme des êtres inférieurs, victimes de discrimination, marginalisées politiquement et privées de privilèges et d’opportunités socio-économiques comparables à ceux des autres races. Par exemple, les travailleurs migrants africains sont plus susceptibles de subir des discriminations, des abus et de graves violations de leurs droits que leurs homologues arabes et asiatiques au Moyen-Orient. Pire encore, les anciennes puissances coloniales développent de nouvelles stratégies et politiques interminables pour piller l’Afrique, la rendant instable mais indispensable à leur exploitation continue.
Recommandations politiques à l’intention des gouvernements, des affiliés et des alliés pour l’année 2025.
1. Chômage : des efforts collectifs sont nécessaires pour renforcer et accélérer le développement des compétences sur le continent. Cela inclut la mise en place de centres d’incubation des compétences dans toutes les communautés et circonscriptions d’Afrique.
2. Dette et flux financiers illicites (FFI) : Plaider en faveur de l’annulation et de la restructuration de la dette ainsi que de l’élimination des flux financiers illicites. Promouvoir la mise en place d’un système fiscal mondial équitable pour garantir une répartition équitable des richesses.
3. Protection sociale : Élargir les filets de sécurité sociale en s’appuyant sur des mécanismes de financement innovants, notamment la taxation des produits de luxe et la lutte contre la corruption.
4. Sécurité alimentaire : Subventionner les intrants agricoles et les transports de masse, réglementer les hausses des prix et investir dans des systèmes de production alimentaire durables.
5. Réforme des Nations Unies : Nous restons fermement engagés à plaider pour un système multilatéral inclusif, démocratique et transparent, dans lequel les voix africaines sont entendues et respectées, notamment au sein du Conseil de paix et de sécurité des Nations Unies et du Conseil d’administration de l’OIT. Notre engagement à faire fonctionner la démocratie au profit de nos populations demeure inébranlable. Nous continuerons à défendre les libertés civiles et à encourager nos gouvernements à faire de véritables efforts pour construire, renforcer et consolider une culture de l’État de droit. De plus, nous réaffirmons notre détermination à organiser et à amplifier les voix et la représentation de tous les travailleurs, y compris ceux de l’économie informelle.
6. Commerce et intégration : Soutenir la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf) en améliorant les infrastructures, en modernisant les systèmes de paiement et en facilitant la libre circulation des personnes grâce à des réformes des visas pour les Africains. Renforcer les efforts d’intégration pour libérer le potentiel économique du continent.
7. Justice climatique : Plaider pour le financement de la part des nations industrialisées, assurer une transition juste vers des économies vertes, changer nos habitudes de consommation pour protéger l’environnement et œuvrer activement à l’amélioration de la production, de la distribution et de l’utilisation de l’énergie pour soutenir l’industrialisation.
8. Sécurité : développer, diffuser et mettre en œuvre une architecture de sécurité africaine fondée sur les peuples, les communautés et la justice. Il faudrait instaurer un dialogue renouvelé, authentique, inclusif et pragmatique.
9. Racisme : Renouveler l’engagement en faveur du panafricanisme en renforçant le soutien à l’Union africaine dans la mise en œuvre de l’Agenda 2063, notamment par un financement accru de l’administration publique africaine, un engagement plus affirmé envers la diaspora africaine et une meilleure protection de celle-ci. La présidence sud-africaine du G20 devrait être exploitée comme une plateforme multilatérale pour promouvoir un agenda de justice sociale en Afrique et dans les pays en développement.
Conclusion
Bien que nous reconnaissions l’ampleur de ces défis, nous restons confiants et renforcés par la certitude qu’ils peuvent être surmontés. Nous lançons un appel vibrant à nos gouvernements pour qu’ils s’investissent pleinement dans une action collaborative et harmonisée avec les acteurs clés, notamment les syndicats. Nous appelons également nos alliés à faire preuve de solidarité et à renforcer leur coopération, tout en réaffirmant notre engagement à participer activement aux efforts visant à établir la justice sociale.
La CSI-Afrique vous souhaite une année heureuse et prospère.
Publié à Lomé (Togo), le 31 décembre 2024
Akhator Joel ODIGIE
Secrétaire Général, CSI-Afrique